Le Matin - 2 mars 1895 (extrait)
 
BANQUET D’HIER
EDM. DE GONCOURT OFFICIER DE LA LÉGION D’HONNEUR
 
Une fête littéraire et artistique — Couronnement d’une carrière d’écrivain —Hommages éclatants, touchantes paroles— Discours et toasts.
 
Il a paru à quelques admirateurs d’Edmond de Goncourt que cette carrière laborieuse, loyale et éclatante d’homme de lettres uniquement épris d’indépendance et d’art, ne pouvait être mieux couronnée que par une fête de famille où, serrés autour du maître, artistes, littérateurs et journalistes viendraient apporter à sa sereine et vaillante vieillesse le filial hommage de leur affection et de leur respect.
 
M. Alphonse Daudet s’est mis à la tête des organisateurs de cette manifestation qui réunissait hier autour d’Edmond de Goncourt plus de trois cents convives, dans la grande salle du Grand-Hôtel.
 
À la table d’honneur : Edmond de Goncourt ayant à sa droite M. Poincaré, ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, et, à sa gauche, M. Alphonse Daudet. MM. Émile Zola, J. M. de Heredia, Fr. Jourdain, Clemenceau, Rops, Henry Houssaye, Octave Mirbeau, Hennique, H. Céard, Ernest Daudet, Bracquemond, Stéphane Mallarmé, H. de Régnier, Willette, Toudouze, Paul Alexis, Charpentier, Ganderax, Catulle Mendès, Jean Aicard, etc.
 
Reconnu çà et là dans la salle : MM. Clovis Hugues, Rzewuski, Ajalbert, Pol Neveux, Léon et Lucien Daudet, Georges Hugo, Lafontaine, Besnard, Jeanniot, Fél. Champsaur, Maizeroy, Geffroy Émile Testard, Robert Mitchell, Strong, Jean Lorrain, Lucien Descaves, Georges Lecomte, Rodrigues, Duret, J. Huret, Lapauze, Guinaudeau, P. Degouy, Mullem, J.N. Gung’l, Strauss, Groult, André Marty, Fernand Xau, Léon Millot, Ibels, Pierre Gavarni, Frédéric Régamey, Bernard, Payelle, Oudinot, de Montesquiou, Fasquelle, Rod. Darzens, Delzant, Rodenbach, Roger Marx, les frères Rosny, Ancey, Pierre Wolff, Armand Dayot, Albert et Paul Clemenceau, G. Jollivet, docteur Robin, Galdemar, Paulowsky, Chéret, Paul Hervieu, Crawford, Hawkins, Jacques Blanche, Carrière, Duez, Guiches, Abel Hermant, Gustave Kahn, Gaétan de Meaulne, comte de Nion, Roll, Jules Renard, Marcel Scwob, Jean Thorel, Victor Tissot, Thiébault-Sisson, Viellé-Griffin, Maurice Vaucaire, etc.
 
La rapidité avec laquelle le dîner est servi fait passer sur sa qualité ultra médiocre ; il est évident que la maison s’est préoccupée, en ne chargeant point de mets recherchés l’estomac des convives, de leur laisser toute liberté d’écouter les discours qui vont être prononcés. Grâce à cette attention délicate et toute littéraire, c’est avec un double plaisir que l’assemblée voit M. Frantz Jourdain réclamer le silence. Le vice-président du comité d’organisation donne lecture d’une grande quantité de dépêches et de lettres d’excuses envoyées par des littérateurs et des artistes que des motifs divers ont empêché d’assister à ce banquet.
 
Il lit des télégrammes de félicitations adressés de Suède, de Norvège, d’Italie, de Hollande, où un album contenant une adresse à Edmond de Goncourt a été couvert de signatures en quelques jours. Et il donne la parole au ministre de l’instruction publique.
 
M. Poincaré.
 
Il faudrait pouvoir citer in extenso l’allocution, tour à tour magistrale et charmante, du ministre de l’instruction publique. Après s’être excusé spirituellement d’être là, « n’étant que ministre », M. Poincaré ajoute que l’excuse des organisateurs qui l’ont convié est peut-être dans l’ignorance où ils étaient de la qualité de leur invité, en qui ils n’ont vu qu’un admirateur du superbe écrivain qu’on fête aujourd’hui.
 
Le ministre étudie ensuite, avec un rare bonheur d’expression, l’œuvre d’Edmond de Goncourt, la passion humaine et la délicatesse apportées par lui jusque dans la constatation des cruautés de l’existence ; et il trouve des nuances exquises d’improvisation pour parler des demi-teintes du style de l’écrivain. On lui rappellera tout à l’heure qu’avant de prononcer cet hommage officiel, il avait été le champion de Goncourt dans la critique littéraire.
 
« Le gouvernement, dit-il enfin en terminant, se serait diminué s’il n’avait pas pris la parole dans cette fête. » Il prie alors M. de Goncourt d’accepter la rosette d’officier de la Légion d’honneur « qu’il n’a jamais sollicitée, sinon pour les autres » ; et tout en regrettant que cette consécration soit aussi tardive, M. Poincaré s’en réjouit presque, puisqu’il lui a été donné ainsi de l’apporter au maître.
 
Les paroles du jeune ministre des lettres sont accueillies par une triple ovation.
 
Après quelques paroles de M. J.-M. de Heredia, M. Clemenceau se lève.
 
M. Clemenceau.
 
L’ancien député du Var croit devoir s’excuser de faire entendre une parole « aussi peu habituée à la littérature ». Mais dans l’œuvre de M. de Goncourt, la littérature et la science sociale se rejoignent, et c’est pourquoi il intervient en cette circonstance.
 
Ingénieusement, il montre que l’honnêteté de l’écrivain dans les études d’un passé qu’il regrette l’a amené à la pitié par le spectacle du présent où il vit :
 
« Étrange destinée de celui qui débuta dans les causeries raffinées des salons du dix-huitième siècle, dans la suprême élégance de cet inquiétant Versailles où arrivait la fille de Marie-Thérèse pour ce règne de fêtes et de tragédies, qui sema de tant de fleurs le chemin de l’échafaud.
 
Vous l’avez dès l’abord aimé, le grand siècle par qui la France a surtout rayonné dans le monde. Vous l’avez aimé pour sa pleine culture de l’esprit français, pour ses lettres de claire lumière, pour sa pensée généreuse et sa philosophie légère, pour son art exquis, pour son charme et sa fragilité.
 
Et puis, quand l’esprit du siècle vous a définitivement conquis, quand votre révolution personnelle s’est accomplie, le grand bouleversement social brusquement survenu vous rejette tout à coup à votre place de combat. Il faut que vous fassiez noblement cortège à la Reine de France jusqu’à l’affreux couteau. Il faut que vous jetiez l’anathème à la foule hurlante qui attend, dans le sang, Thermidor et Brumaire.
 
Mais déjà la Patrie en danger vous avertit que, la royauté morte, il reste quelque chose à sauver. Après avoir maudit ce peuple, vous le plaindrez d’être incapable, féroce, sanguinaire. Et puis, combattant avec lui pour la défense du foyer, vous vous apitoierez sur l’atroce misère qui lui fit cette barbarie, vous l’admirerez pour son audace, vous l’aimerez pour son héroïsme et sa haute vertu d’espérance.
 
Vous le connaîtrez alors. Vous saurez que sous notre médiocrité bourgeoise, comme sous le vernis brillant de l’ancienne cour, une masse tumultueuse bout dans les profondeur, qui est de l’homme aussi. Entre deux tempêtes il faut explorer l’abîme. L’aventure vous tente. Dès 1864, dans la révolutionnaire préface de Germinie Lacerteux, vous écrivez : “Étude littéraire, enquête sociale.” Et, renouant votre tradition, vous vous réclamez de la religion du siècle passé : l’Humanité. C’est bien l’apôtre de l’humanité qui suivra pas à pas, dans la voie douloureuse, Germinie Lacerteux jusqu’à l’horreur de la fosse commune. Il faut un croyant de la grande religion pour assister Élisa jusqu’à l’ultime dégradation de l’imbécillité de misère, pour apporter, sans effroi, la pitié suprême à l’ignominie suprême.
 
Mais cette foule, tant maudite, vous tient maintenant par sa douleur. Le chevalier de Marie-Antoinette a tendu sa main fière à la fille Élisa et ne la peut plus retirer. Vous l’avez bien reconnue, pourtant, la répugnante fille. C’est elle, n’est-ce pas, qui suivit, en chantant, toutes les charrettes de mort, s’enrouant à insulter les victimes, convulsée de spasmes de joie à voir tomber les têtes. Violente, féroce, vous l’avez haïe ; souffrante, torturée, si vous ne l’aimez déjà, vous lui êtes noblement secourable. »
 
Henry Céard.
 
Notre collaborateur parle au nom des « vieux jeunes amis » de M. de Goncourt. Il rappelle les petites réunions de camarades « illuminées par le clair de lune de la promenade en bateau, dans Manette Salomon ; la solitude de la maison d’Auteuil, où montèrent les premiers enthousiastes, et où le maître, pareil au Denoisel, de Renée Mauperin, « remuait sans espoir les cendres du foyer et celles du passé ». Il se félicite d’avoir été de ceux qui persuadèrent à M. de Goncourt que « la vraie manière d’exercer la piété fraternelle était de continuer seul l’œuvre commencée à deux, et que, par-dessus la mort, il avait charge de faire vivre le nom de Goncourt ».
 
Ainsi l’écrivain recouvra cette force morale, laquelle, suivant ses propres expressions, porte la pensée au-dessus des chagrins, des misères, des tribulations de ce monde et hausse le cerveau à cet état de sérénité souveraine où se détermine l’œuvre d’art. « Tout modestes qu’ils soient demeurés, les amis de la première heure ont l’orgueil de lui avoir fait réintégrer la vie et redemander la littérature. »
 
Aujourd’hui, les amis viennent de partout, de la Présidence de la République, du ministère, de l’Académie, de la politique même, de la jeunesse, et c’est leur rêve que le courant inattendu de la vie éternelle qui l’emporte, « le tire de l’acclamation, comme d’autres l’ont tiré de la douleur. »
 
M. de Goncourt doit de nouveaux livres à ses récents amis. Notre collaborateur boit donc au « Goncourt d’hier », et plein d’une respectueuse confiance, porte un toast au « Goncourt de demain ».
 
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