LE BANQUET DE CE SOIR
M. Talmeyr a plaisanté ici même, il y a quelques jours, l’idée du banquet de ce soir. Mais le Figaro, qui est éclectique autant qu’équitable, me permettra bien de dire ceci :
Les hommes de lettres qui ont voulu ce soir honorer un des leurs auraient pu choisir quelque maître dont le nom fût plus éclatant auprès du grand public : ils n’en auraient trouvé aucun, dans la galerie contemporaine, qui fût mieux un écrivain au sens complet du mot.
M. de Goncourt, en effet, s’est voué tout entier à la littérature, avec une passion que les années n’ont pas affaiblie. Il l’a aimée pour elle-même, il lui a demandé toutes les joies qu’elle peut donner, il lui a voué un culte exclusif et jaloux, il en a maintenu le respect autour de lui, il a eu la haute ambition d’attendre d’elle quelque chose de plus que le succès : la gloire ; et ce dernier trait ne suffirait-il pas à lui marquer sa place parmi ceux qu’il faut admirer — fût-on d’ailleurs enclin à discuter leur œuvre ou leurs opinions ? Notez que son labeur — placement à longue échéance — a rarement obtenu sa récompense immédiate, que son chemin a été semé de déceptions : précurseur de beaucoup d’idées, il les a défendues avant qu’elles soient acceptées ; en sorte qu’il faisait leur fortune plutôt que la sienne et qu’après leur succès, on oubliait ce qu’elles lui devaient. En a-t-il souffert ? Je ne sais ; en tout cas, il n’a jamais ralenti son effort. Patiemment, sans trop se soucier de l’indifférence, il a dressé son monument — sachant bien qu’il aurait son heure.
Et il l’a eue : un beau jour, il n’y a guère plus de quinze ans, son nom a franchi les bornes du cercle des lettres où il était déjà populaire ; ses livres, réservés jusqu’alors à quelques bibliothèques de choix, se sont répandus ; la critique, même celle qui faisait ses réserves, a reconnu l’importance de son rôle dans le mouvement des idées, de l’art et de la mode. J’imagine que cette tardive justice a ravivé le grand chagrin de sa vie : il n’avait pas été seul à la peine, il était seul à l’honneur.
Depuis ce moment-là, M. de Goncourt a eu souvent l’occasion de constater ce qu’il est pour la génération nouvelle : on sait les noms des jeunes hommes qui prennent, le dimanche, le chemin de son « grenier », et qu’ils sont pour la plupart parmi ceux qui comptent. Ils aiment et respectent en lui le maître auquel ils doivent quelque chose de ce qu’ils sont. Ceux qui n’ont pas suivi sa voie, et qui, ce soir, contribueront à élargir leur cercle autour de lui, seront heureux de lui témoigner aussi leur reconnaissance et leur admiration : car bien peu, je crois, méconnaîtraient l’action que M. de Goncourt a exercée sur eux, pendant l’époque où l’on se cherche ; et tous se plairont à saluer en lui un bel exemple d’écrivain passionné de son art, au cœur assez fier pour viser très haut et pour savoir attendre.
Ed. Rod.