À PROPOS DU BANQUET GONCOURT
C’est vendredi qu’aura lieu, au Grand-Hôtel, le banquet que les amis et les admirateurs de M. Edmond de Goncourt offrent à l’éminent auteur de Germinie Lacerteux et des Frères Zemganno. Au nombre de ceux qui prendront la parole à ce banquet, on cite M. Alphonse Daudet, tout heureux de l’occasion qui s’offre à lui de manifester une fois de plus sa haute estime intellectuelle pour le célèbre écrivain, son aîné dans les lettres, et dont l’amitié lui est devenue si chère.
Un discours de l’exquis et pénétrant auteur de la Petite Paroisse était déjà un attrait, mais il y en a d’autres, paraît-il, et parmi ceux-là un « speech » que prononcerait, dit-on, M. Clemenceau.
— Ce sera mon début dans les lettres, aurait dit M. Clemenceau à quelqu’un qui l’interrogeait à ce propos.
— Ce ne serait, en tout cas, que la continuation du début, aurait répliqué l’interlocuteur, car il me souvient d’un article paru récemment sous votre signature dans la Justice, et qui avait trait aux Goncourt.
M. Clemenceau parlant roman, théâtre, peinture, art japonais, grandes dames et actrices du dix-huitième siècle — car les Goncourt ont touché à tout — rien de plus alléchant, en vérité. C’est sous l’empire de ces réflexions que nous trouvant, hier, à Auteuil, nous avons fait visite à M. de Goncourt.
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Le maître, assis à sa table de travail, la plume à la main, nous accueille avec sa bienveillance accoutumée, mais, aux premiers mots, nous arrête :
Je ne sais rien, nous dit-il, en souriant, et ne veux rien savoir. Mes amis m’offrent à dîner. Ils sont bien aimables. Je mettrai ma plus belle cravate blanche et j’irai. C’est tout ce que je puis vous dire.
Et, de fait, M. de Goncourt semble beaucoup plus préoccupé des épreuves qu’il est en train de corriger, et qui sont éparpillées sur sa table. C’est d’abord une édition de luxe d’un de ses romans les plus connus, qui va paraître dans la collection dite des « dix chefs-d’œuvre ». Et c’est ensuite le dernier volume du Journal des Goncourt, qui va paraître bientôt en librairie.
Et très discrètement nous amenons la conversation sur l’Académie. De là à parler de l’académie des Goncourt, il n’y avait qu’un pas. Mais ici encore, M. de Goncourt se montre d’une extrême réserve. Cependant, malgré les réticences, nous avons parfaitement compris que cette curieuse académie était fondée en principe.
L’idée en est, d’ailleurs, des plus nobles et des plus généreuses : assurer une vie aisée et libre à dix hommes de lettres, choisis parmi les plus méritants et dont la carrière menacerait d’être entravée par le « struggle for life ». Des renseignements puisés à une source sûre nous permettent d’ajouter que M. de Goncourt espère laisser, à cette intention, un capital dont le revenu dépassera soixante mille francs. Les dix élus toucheront ainsi une rente de six mille francs par an et auront pour mission de distribuer chaque année un prix de cinq à six mille francs à la meilleure œuvre d’imagination en prose, roman, nouvelle ou pièce de théâtre, qui aura été soumise à leur jugement.
Les membres se réuniront à des dîners périodiques, et c’est à ces agapes que se règleront toutes les questions. Il va sans dire qu’il ne sera pas défendu aux membres de cette académie particulière de se présenter à la grande Académie. Mais par le fait même de leur candidature ils cesseront d’appartenir à l’institution fondée par les Goncourt.
L’idée remonte avant la guerre, du vivant de Jules de Goncourt. Mais c’est après la mort de ce dernier, en 1872, que le survivant des deux frères constitua cette académie par un testament rédigé à cet effet. Les premiers membres, dans la pensée du fondateur, furent Gautier, Veuillot, Michelet, Flaubert, Paul de Saint-Victor, Banville. Ainsi composée, l’académie des Goncourt eût assurément rivalisé avec celle qui siège au palais Mazarin.
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Et comme nous parlons de l’éminent écrivain qu’on va fêter vendredi, apprenons aux admirateurs du maître qu’ils auront probablement l’occasion d’assister à la première de la Faustin, à Paris, l’hiver prochain. L’auteur, qui pensait d’abord offrir la pièce au Théâtre-Français, ne serait pas éloigné, paraît-il, de la faire interpréter sur une de nos scènes du boulevard et de demander à une comédienne de renom, nouvellement engagée, de créer le rôle très curieux de l’héroïne. En attendant, la Faustin va être jouée très prochainement à Vienne. Cette première coïncidera avec la publication d’une préface de M. de Goncourt sur le théâtre de l’avenir. Sujet piquant, comme on le voit.