On se raconte à l’oreille, dans le monde bienveillant de la littérature, que M. de Goncourt va s’offrir un banquet. Est-ce un bruit que lancent des amis ? Je le crains, mais il part, évidemment d’amis qui savent leur Goncourt, et viennent sans doute de le relire. Peut-on voir là, d’ailleurs, dans cet acte ingénu de « s’offrir » un banquet, un de ces procédés qui ne se sont jamais vus, ou même se voient rarement ? On aurait tort, et le banquet « qu’on s’offre à soi-même », sans être, chez les auteurs, d’un usage courant, n’en est pas moins très accepté et absolument honorable. Que fait un directeur de journal, lorsqu’il publie tous les matins, dans la feuille qui est sa feuille à lui, toute une cuisine à sa gloire ? Ne s’offre-t-il pas ainsi à lui-même son petit banquet quotidien ? Que font aussi nos jeunes et nos vieux « maîtres » quand ils ne se fient qu’à leur plume du soin de figurer avantageusement dans des encyclopédies, et s’y biographient de leur main ? Le banquet qu’on s’offre à soi-même ! Mais quel est donc le poète, le peintre ou le romancier qui ne se l’est pas un peu offert, même quand il a eu l’air de l’offrir à un autre ?
Il faut bien, toutefois, le reconnaître, personne, dans notre littérature, n’était mieux désigné que M. de Goncourt pour un banquet de ce genre-là, et le bruit répandu par ses amis en prend même la tournure d’un apologue. C’est du symbole. Quand on a, en effet, comme doivent l’avoir ces amis, l’étonnant Journal des Goncourt comme livre de chevet, on ne peut certainement pas ne pas y admirer d’abord un Goncourt plein de piété pour le frère disparu, mais il est aussi bien difficile de ne pas y découvrir ensuite un autre Goncourt, plein d’une piété non moins vive pour celui des deux qui est resté ! Il s’aime, celui-là, à la fin de ces huit volumes, comme s’il y était devenu son propre frère cadet. Ah ! ces huit volumes-là ! Ces huit volumes de « Mémoires littéraires » ! Ils sont bien d’un littérateur, et l’âme qui s’y révèle est bien une âme « littéraire ». C’est bien le banquet selon la formule, celui « qu’on s’offre » vraiment à « soi-même », où l’on « se toaste » vraiment « soi-même », c’est ce banquet-là dans tout son beau.
Et quelle psychologie, par ce temps de psychologues, que celle de ce vieux remueur de sensations dont la confession commence par des sanglots imprimés, et tourne, dès le milieu, à une satisfaction de vieux garçon ! Aux premières pages, tout est mélancolie, souvenir, désolation. Non pourtant sans une petite « note artiste » de loin en loin, sans l’échappée d’une anecdote ou d’un paysage, savamment ménagés dans la noirceur du deuil. Mais tout n’en est pas moins au frère qui n’est plus là, et qui donnait la vie à tant de livres qui vivront. M. de Goncourt, dans ce tome premier, ne peut pas entendre un coup de sonnette sans sursauter sur sa chaise, comme si le frère mort ne l’était pas, et comme s’il allait « rentrer ». Il ne note pas un effet de soleil sans le voir encore auprès de lui, pour le noter avec lui. Mais patience, voilà les tomes suivants qui viennent, et le pauvre frère, alors, se dilue à l’horizon ; il s’estompe. Ce n’est pas encore qu’il n’y soit plus du tout, et il y est bien toujours, mais on l’espace, on dose ses apparitions, elles s’abrègent, elles pâlissent, elles ne sont plus que d’un fantôme. On dîne, d’ailleurs, si souvent « chez Magny », que ce n’est plus trop la place d’un spectre, et, quand on ne sort plus de table, on n’a vraiment plus le temps de causer avec ses morts. Puis, ce n’est plus seulement le mort qui s’évanouit, c’est le vivant qui prend du corps, et le premier s’efface tellement, pendant que le second s’accuse, et grossit, et s’étale, qu’on ne voit plus littéralement qu’Edmond, le nom, la gloire et les livres d’Edmond. C’est à peine si l’ombre du pauvre Jules, dans l’ancien cabinet de la collaboration, passe encore au fond de la glace…
« Lundi 15 novembre 1876. — Un croquis d’un bistingo de peintres, dont je n’avais pas entendu parler, quand j’ai fait Manette Salomon…
« Samedi 31 mars. — Il n’y a vraiment que moi pour avoir des succès pareils à celui d’Henriette Maréchal.
« Préface des Frères Zemgano. — On peut publier des Assommoir et des Germinie Lacerteux… Le jour où l’analyse cruelle que mon ami, M. Zola, et peut-être moi-même, avons apportée dans la peinture du bas de la société… »
Où donc est décidément Jules ? Et nous qui avions pensé l’entrevoir autrefois dans cette Manette Salomon, cette Henriette Maréchal, et cette Germinie Lacerteux ? Mais il paraît qu’il n’en est plus, son ombre même s’est dissoute, son fantôme même s’est dissipé, Edmond seul reste sur l’affiche, et ne trouve même pas toujours sa solitude assez belle. « J’avais cru, nous dit-il, que ma vieillesse et la mort de mon frère adouciraient un peu, à mon égard, la férocité de la critique… » Allons, monsieur de Goncourt, c’est compris. Le banquet ne vient pas assez vite, mais ne craignez rien, il arrive.
Et pourquoi, effectivement, ne voudrions-nous pas compatir à ce débordement de besoins d’auteur, à l’explosion de ce « moi » intempérant, qui succèdent chez ce « littéraire » à une absorption trop longue et trop profonde dans le regret et la pensée de l’autre ? C’est l’éruption, le débordement et l’explosion de cataracte d’une de ces veuves richement dotées qui se brûlent d’abord en imagination sur le tombeau de leur mari, et qui épouseraient ensuite toute une agence, si elles pouvaient s’écouter. M. de Goncourt n’a sans doute aujourd’hui cette furie de personnalité qu’en raison même de la furie inverse avec laquelle, il y a vingt ans, il s’est peut-être sérieusement oublié dans le mort. C’est la réaction, le ressaisissement et la reprise à la vie. Mais quelle réaction et quel ressaisissement ! Il est si bien, à l’heure qu’il est, dans l’état d’âme où il faut qu’on « s’offre » un banquet, qu’il n’y a plus pour lui de petites sensations. N’eussent-elles même pour objet qu’un compte de charbonnier, ou le panier de sa cuisinière, elles lui semblent toutes, dès qu’elles passent par sa cervelle, prendre des valeurs de tableaux, d’estampes, de sanguines et de peintures d’histoire. Il va jusqu’à livrer à notre admiration des eaux-fortes dans le goût de celles-ci : « Mardi. — Il pleut… Jeudi. — Il a failli pleuvoir. » Ce n’est, pensez-vous peut-être, que de la pluie ? Oui, mais de la pluie de M. de Goncourt, de la pluie qui mouille le chapeau de M. de Goncourt, qui remplit la citerne de M. de Goncourt, qui arrose les résédas de M. de Goncourt, et la pluie de M. de Goncourt ne peut pas être de la simple pluie. C’est de la pluie particulière, de la pluie extraordinaire, de la pluie comme il n’en tombe qu’avec lui, de la pluie artistique, esthétique, historique, c’est de la pluie dédiée à la postérité !
Hâtons donc l’heure, et qu’il « s’offre son banquet ». Les banquets sont comme les statues. Ils occupent du monde, ne font de mal à personne, et donnent momentanément une raison d’être aux aimables spécialistes qui se plaisent dans les comités. Ah ! les comités ! les comités et les Goncourts ! les Goncourts et les comités ! Il faut toujours que les premiers se fassent offrir quelque chose, mais il faut toujours que les seconds offrent quelque chose à quelqu’un.
— Mort ! s’écriait en froissant une dépêche le président d’un comité pour l’anniversaire d’un grand homme, mort, mort, il vient de mourir…
Mais il se ressaisissait tout de suite.
— Eh bien ! reprenait-il, il est mort, mais ça ne fait rien, nous serons le comité des funérailles !
MAURICE TALMEYR.