aEn 1889, Frantz Jourdain (1847 – 1935), l’architecte des grands magasins de la Samaritaine — publia À la côte (Librairie Moderne), où il consacre un chapitre au Grenier d’Edmond de Goncourt (p. 263-270).
Sur les relations entre l’architecte et l’écrivain, on se reportera à l’article de Marianne Clatin : « Frantz Jourdain (1847 – 1935), un architecte au Grenier », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt n° 8 – 2001, p. 184-203.
LE GRENIER DE GONCOURT
À Jean Ajalbert.
« À dimanche », nous avait écrit M. de Goncourt. Et vite, la tête et le cœur remplis du souvenir des heures passées dans cette adorable pièce que le maître de la maison appelle modestement son Grenier, nous avons repris le chemin du boulevard Montmorency.
Le feu qui pétille joyeusement dans l’âtre semble nous souhaiter la bienvenue. Par les fenêtres d’où l’on découvre les coteaux, jaunis par l’automne, de Châtillon et de Meudon, le soleil fait flamber l’andrinople des murs et du plafond, tandis que le ciel timide d’octobre, avec la mélancolie tendre d’un adieu, estompe d’une transparence violacée les ombres du Grenier.
Quel régal pour l’œil que cette pièce qui a été arrangée par l’auteur de Chérie comme on peint un tableau ou comme on compose une symphonie ! Moi qui ai eu la bonne fortune d’assister pour ainsi dire à l’éclosion de ce petit chef-d’œuvre décoratif, je sais que rien n’a été abandonné au hasard ou au caprice du tapissier. Chaque tache, chaque valeur, chaque note a sa raison d’être et contribue à l’harmonie générale de l’ensemble.
Les bibliothèques basses — peintes en noir — s’enlèvent en vigueur sur la tenture rouge qui découpe la silhouette tourmentée des bronzes et laisse doucement chanter la lumière sur la patine sombre du métal. Un tapis persan du XVe siècle — soyeux comme du velours — est pendu en face les fenêtres, afin que sa coloration éteinte ne perde rien de son harmonieuse douceur. À contre-jour, au contraire, les murs sont réveillés par des étoffes japonaises ruisselantes d’or, resplendissantes, ensoleillées, bruyantes comme des appels de trompettes, et la toison blanche d’une chèvre du Thibet, accrochée au-dessus d’un divan, chasse l’ombre d’un trumeau muet que jamais le soleil ne caresse. Le fond de la pièce est tapissé de merveilleux kakémonos dont l’exécution délicate et claire troue le mur et procure le mirage d’un horizon sans fin, ouvert sur le pays du rêve.
Une des cheminées est décorée avec le luxe exubérant de l’extrême Orient ; l’autre semble un autel élevé à la grâce du XVIIIe siècle, avec ces coquettes porcelaines, ces cuivres dorés, ces tapisseries au petit point, ce miroir contourné, ces spirituelles miniatures, ces bibelots qui fleurent encore comme le parfum d’une rose fanée dans l’échancrure d’un corsage de duchesse.
Sur une table sont jetés quelques-uns de ces albums japonais dont M. de Goncourt possède une collection unique. Faisant face à des aquarelles de Gavarni qui présentent le talent du maître sous toutes ses faces — depuis ses premières manifestations jusqu’à son apogée — se dresse, sur un meuble chinois, une fine buire de Yeddo, au cou gracile, dans laquelle trempe une fleur étrange, pâle et mystique, dont la raideur hiératique ressemble à celle de ces plantes placées, par Gustave Moreau, dans la main de ses personnages.
L’art japonais — avec ces peintures, ces bronzes, ces laques, ces porcelaines, ces ivoires ; — l’art du XVIIIe siècle — avec ces chandeliers de Saxe, cette pendule de Gouthière, ces dessins de Boucher, de Gravelot, de Saint-Aubin, de Moreau ; — l’art moderne, avec le terrible rire et le pinceau si effroyablement vivant de Gavarni, ne représentent-ils pas, à eux trois, la vie entière de l’artiste qui, avec l’opiniâtreté donnée par le génie, et malgré les déceptions, les railleries, les amertumes, les injures, les douleurs de toute sorte, a jeté les assises puissantes sur lesquelles s’est élevée l’école littéraire contemporaine ?
C’est dans ce salon — dans ce Grenier, veux-je dire — que se réunissent, le dimanche, Alphonse Daudet, dont la caractéristique tête de chef maure se trouve dans son vrai cadre, au milieu de cet exotisme coloré, Alphonse Daudet, le causeur incomparable, le penseur puissant, dont le cerveau constamment en ébullition remue plus d’idées en une heure que d’autres dans une vie entière ; Huysmans, une des personnalités les plus remarquables de ce groupe d’intimes, un Hollandais qui fumerait de l’opium, mystique, sceptique, froid, enthousiaste, rêveur et positif tout à la fois, artiste affiné et exquis dont les œuvres troublantes et exacerbées vomissent le mépris sur le bourgeoisisme et la haine sur la bêtise humaine ; Bonnetain, dont le talent et la verve cravachante ont excité la fureur des nombreux ratés qui se font entretenir par la littérature ; Chéret, le maître coloriste dont les prestigieuses affiches égayent nos rues et rendent intéressants les raccrochages industriels et les productions d’un art mercenaire ; J.-H. Rosny, l’inconnu d’hier, le glorieux de demain, un jeune qui a débuté par un chef-d’œuvre et qui donne encore plus qu’il n’a promis ; Hennique, l’auteur de ce Pœuf, qu’on citera comme un des joyaux de la littérature moderne ; Rodin, l’Hugo de la statuaire, qui souffle une âme au marbre et crée de l’humanité avec de la glaise ; Descaves, l’amer et implacable analyste à qui nous devons entre autres les Misères du sabre, un beau livre et une bonne action ; Gustave Toudouze, la sympathie faite homme, romancier de haute valeur doublé d’un ami toujours dévoué ; Paul Alexis, l’ancien Trublot du Cri du peuple, l’honnête et vaillant auteur de La Fin de Lucie Pellegrin ; Gustave Geffroy, un des esprits les plus distingués, un des cerveaux les plus remplis, un des juges les plus sûrs que je connaisse, le premier critique de Paris, sans que le public s’en doute, peut-être ; Braquemond, le graveur hors pair ; Hervieu, le subtil observateur dont la mondanité irréprochable dissimule un praticien terrible, qui, armé d’un adorable petit scalpel, brillant et coquet, farfouille gentiment en plein cœur et change un canapé de boudoir en table de dissection ; Paul Marguerite, le Pierrot macabre dont la mimique angoissante et superbe n’arrive pas pourtant à faire oublier l’écrivain de race qui a signé Tous quatre ; Ajalbert, le poète si personnel, le père du P’tit, cette plaquette teintée, sous une blague railleuse, d’une mélancolie émue si nouvelle et si curieuse ; Roger Marx, le délicat lettré qui a plus fait pendant son trop court passage aux Beaux-Arts que tous ses prédécesseurs, depuis la fondation de la néfaste fondation de la rue de Valois.
Qui encore ? Octave Mirbeau, Jules Case, Raffaëlli, l’éditeur Charpentier, Hermant, Jeanniot, Fèvre, de Fleury, Mullem, Henri Lavedan, Guiches, Vidal, Burty, de Heredia, Robert de Bonnières, Jean Lorrain, O. Méténier, et — dans ses trop rares séjours à Paris — Rollinat, le grand Rollinat, si bêtement oublié depuis deux ans, et dont la franche et honnête poignée de main nous purifie des visqueux contacts journaliers du boulevard.
Le Grenier d’Auteuil n’a rien d’un cénacle. La porte, il est vrai, n’est pas ouverte à deux battants et n’a pas qui veut l’honneur très envié de franchir le seuil de la « maison d’un artiste », mais, en somme, l’hôte accueille sans parti pris étroit, sans esprit de boutique, l’homme qui a de la valeur — quelle qu’elle soit — ou qui lui est simplement sympathique. L’attitude de M. de Goncourt, qui reçoit avec un foulard au cou, en pantoufles, en vareuse, donne bien d’ailleurs la note de l’intérieur. Ses façons d’être sont trop simples, trop bienveillantes pour que la raideur et la pose s’introduisent jamais dans ces réunions intimes où chacun garde son indépendance intellectuelle et où les idées les plus opposées se heurtent avec cette belle fougue que possèdent seules les convictions fortement trempées.
Certes, les habitués du Grenier ont des tendances communes ; tous marchent sur la même route, tous aiment le même art. Mais aucun de ces hommes dont certains portent si haut la grandeur de la France, aucun n’abdique sa personnalité, aucun ne plie son tempérament au niveau d’une formule banale.
J’insiste sur ce point pour essayer de détruire une légende idiote, imaginée par de braves gens dont le cerveau a dû être gravement détérioré par l’usage immodéré de L’Abbé Constantin ou de la prose de M. Sarcey.
En quittant le boulevard Montmorency, je pensais que la situation artistique prépondérante de M. de Goncourt, qui est aujourd’hui indiscutable et indiscutée, devrait engager les critiques — sans parler du public qui n’y entend goutte — à se montrer plus circonspects dans leurs jugements.
Ce n’est pas seulement sur les champs de bataille que l’on doit souvent crier : Gloria victis ! Il y a vingt ans, lorsque Henriette Maréchal croulait sous les vociférations d’une meute de brutes, qui aurait dit que l’un des auteurs — l’autre est mort, hélas ! — se verrait un jour respecté, admiré, acclamé comme une des plus pures gloires de la France ?
Qui se rappelle aujourd’hui les gros succès des écrivailleurs de l’époque ?
Il y a des défaites qui élèvent et des triomphes qui assassinent.