Dans le deuxième volume qu’elle consacre à ses souvenirs, Le Second rang du collier. Souvenirs littéraires(Juven éditeur, 1903), Judith Gautier évoque la vie dans la maison louée par son père 32, rue de Longchamp à Neuilly. Y défilent de nombreux artistes (peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains…), parmi lesquels Edmond et Jules de Goncourt (chapitre II, extrait).
Les Goncourt venaient quelquefois à Neuilly, surtout pendant l’été. Ils arrivaient, en voiture découverte, vers la fin de notre dîner, au grand jour, car on dînait encore d’assez bonne heure en ce temps-là.
Nous entendions le fiacre s’arrêter, et, tout de suite, la sonnette, au timbre un peu grave, tintait violemment sous une main impatiente.
Jules entrait le premier, toujours, d’une allure rapide, tandis qu’Edmond n’apparaissait qu’un peu après et s’arrêtait un instant dans le cadre de la porte.
Le plus jeune des deux frères, Jules, était un blond aux yeux noirs ; sous la volute de sa moustache dorée, sa lèvre inférieure, très gonflée, faisait l’effet d’une grosse cerise pas très mûre. Il était fort élégant, rasé de frais, avec une fleur de poudre de riz qui veloutait la fraîcheur de son teint blanc et rosé. Edmond, plus brun, la figure carrée, le regard attentif, la moustache relevée, avait déjà cet air mousquetaire qu’il garda toujours.
Jules, à peine assis, contre la porte vitrée de la terrasse, engageait vivement la conversation sur quelque thème littéraire, et, quand il reprenait haleine, son frère continuait la phrase, développant l’idée, que l’autre résumait ensuite. C’était un duo tout spécial, où les voix alternaient, sans se heurter ni se mêler jamais ; seulement, tandis qu’en parlant Edmond disait : « nous », Jules toujours disait : « je ». Leur tactique consistait surtout à faire parler Théophile Gautier. Quand le dialogue était bien parti et que mon père s’échauffait, ils procédaient par questions, le poussaient, l’excitaient, heureux s’il se laissait aller à toute sa verve ; ils ne parlaient presque plus, alors, écoutant avec un plaisir et une attention extrêmes.
Une fois, aux « mille pas », mon père me demanda :
— Qu’est-ce que tu penses des Goncourt ?
— De leur personne ou de leur talent ?
— Des deux, puisque tu lis leurs livres, sans demander la permission… à mesure qu’ils paraissent. Mais procédons par ordre.
— Ils sont on ne peut plus corrects et distingués, Jules surtout ; et il est même joli, ce blond aux yeux noirs, avec son teint blanc rosé et sa lèvre rouge. Mais je les trouve l’un et l’autre trop appliqués.
— Qu’entends-tu par là ?
— Je ne sais pas comment te faire comprendre, car je ne comprends pas très bien moi-même… Quand ils sont là, on est content de les voir, très intéressé par ce qu’ils disent, et cependant on ne se sent pas à l’aise, on dirait qu’on entre en classe… qu’on n’a plus le droit de dire des bêtises… c’est drôle… Enfin je ne sais pas m’expliquer.
— Je te comprends d’autant mieux, dit mon père, que je connais la raison de ton impression, qui est bien près d’être la mienne. Malgré le charme de leur causerie, leur aisance et leur désintéressement apparent, on sent en eux une préoccupation, une tension d’esprit. Ils ne causent pas, comme moi, par exemple, simplement pour le plaisir de causer : ils étudient et ils observent ; ils se documentent…
— Oui, c’est cela. Et même nous, qui n’avons qu’à écouter, nous sommes mal à l’aise. Je vois bien que, toi aussi, tu n’es pas comme toujours et que quelque chose te gêne.
— Oui, par moments, tout à coup, je suis inquiet, et je n’ose plus me déboutonner : ils écoutent avec une attention si intense, avec la volonté si évidente de retenir, d’apprendre par cœur ce qu’ils entendent, que je suis interloqué… Comment dire tout ce qui vous passe par la tête, quand on a la sensation que l’on parle, peut-être, pour la postérité ? On devient gauche et affecté comme devant l’appui-tête du photographe… Et note bien que, s’il m’échappe quelque ânerie, — malgré la déférence respectueuse qu’ils ont pour moi, — ils sont tellement éperdus de réalisme qu’ils la saisiront au vol et la reproduiront de préférence, en la grossissant malgré eux… On court le risque d’apparaître aux populations sous un jour fâcheux, autant qu’inexact, car rien ne défigure, quelquefois, comme la photographie… Oui… j’ai l’impression qu’ils prennent des notes : quand on ne les regarde pas, ils doivent écrire sur leurs manchettes.
— La littérature est donc pour eux un devoir sans récréation ?
— Ils en sont possédés… Pour les plus belles fleurs, ils sont toujours d’actives abeilles, jamais des papillons… Maintenant, dis ce que tu penses de leur talent.
— Ce n’est pas très facile non plus, car il me déplaît autant qu’il me plaît.
— Explique-toi.
— Ce style si nouveau et si compliqué m’intéresse beaucoup, mais en même temps me distrait du roman. Les mots accrochent trop mon attention : je les remarque, et j’oublie de quoi l’on parle ; c’est d’ailleurs, le plus souvent, de choses insignifiantes. Les descriptions sont parfaites, mais les endroits décrits laids et ennuyeux ; les personnages sont saisissants de vérité, mais on aimerait autant ne pas les voir, et on les fuirait comme la peste, si on avait le malheur de les rencontrer.
— Tu exagères peut-être un peu, dit mon père : « Catalepsie — Epilepsie » ! Cependant il y a quelque chose d’assez juste dans ton observation : c’est le contraste entre le style recherché et la banalité voulue du sujet. Ils enchâssent, dans un métal précieux et tarabiscoté, des cailloux et des tessons. Ils ne veulent pas choisir les aventures rares et dignes d’être contées, ils redoutent d’embellir la vie : aussi arrivent-ils quelquefois à être ennuyeux comme elle… Cela n’empêche pas qu’ils ne soient charmants et n’aient beaucoup de talent… De plus, ce sont des gens heureux ! Je les admire, je les aime et j’en suis bassement jaloux.
— Jaloux ! pourquoi ?
— Comment, pourquoi ? Ils travaillent comme des nègres, c’est vrai, comme des forçats, comme des bénédictins. Ils se créent à plaisir des difficultés insurmontables, qu’ils surmontent, et ne se donnent pas un jour de répit ; mais ils font cela à leur idée, sur les sujets qui leur plaisent, sans que rien ne les oblige ni les entrave. Ils sont indépendants et ne travaillent pas de leur art pour vivre… Ah ! oui, je les envie, et de tout mon cœur… Mais assez jaboté : moi, qui ne suis pas comme eux, et qui aimerais mieux, en ce moment ciseler un sonnet, il faut que je descende à la forêt, pour faire du bois… Qui est-ce qui vient me faire ma raie et me mettre ma cravate ?
Judith Gautier